Midi dans le jardin du bien et du mal

― Tu fais quelque chose, cet après-midi ? m'enquis-je en jouant avec mes pâtes.

Des farfalles, d'après Angel. Personnellement, j'appelais cela des pâtes « papillons »... bow-tie pasta. Angel avait souri ; j'avais pris l'excuse de la langue que je ne maîtrisais apparemment pas parfaitement... Il avait davantage souri. J'avais baissé les yeux : Angel et ses sourires ― même moqueurs, il rayonnait, ses traits éclairés d'une lumière qui exaltait sa beauté ; dans ces moments, mon désir de l'embrasser se ravivait et lui résister devenait tout à coup ardu ! Ce n'était pas comme avec le notaire : les braises qu'avait allumées le jeune homme dans mon cœur rougeoyaient tels des rubis de feu et j'avais de la peine à taire mon désir de lui... à taire le colibri qui avait toujours la trille au bec !

Et pourtant, je devais être fort, contrarier mes propres pulsions ― j'avais dit à Angel que ce n'était pas grave, que je saurais faire...

...ne me restait plus qu'à faire.

Je restai un instant troublé par la question. Si Morgan m'interrogeait, ce n'était pas aussi innocent qu'il voulait me le faire croire. Aucune de ses questions n'était posée au hasard ...

Je reposai ma fourchette et l'observai, perplexe. Alors que j'avais presque fini de manger, lui se contentait de jouer avec ses pâtes "papillons" - comme il l'avait si joliment dit. J'avais souri ; encore plus lorsqu'il avait tenté de se trouver une excuse pour son "ignorance" du mot "farfalles".

C'était tout Morgan cette attitude : détonnant mélange d'assurance et de fragilité. Troublant et fascinant Morgan ... Comme je m'étais fait la promesse de ne plus le blesser, même involontairement, j'optai pour la sécurité en lui rendant réponse :

— J'avais pensé aller en cours mais si tu as autre chose en tête, je t'écoute ... répondis-je avant de reprendre précipitamment ma fourchette, quelque peu gêné du sous-entendu de ma phrase.

Il fallait que j'apprenne à contrôler ma gène et mes rougeurs sinon j'allais me "griller" tout seul. Mais bon, notre escapade matinale avait enfin permis de mettre les choses au point. Sur nous, notre relation et nos attentes. J'avais confiance en Morgan. Aux yeux des autres, nous serions des amis, meilleurs amis s'il le fallait. A l'abri des regards, nous serions nous, des petits-amis ...

J'eu une dernière pensée plus "terre à terre" : Au point où j'en étais - me faire coller pour une matinée ou une journée entière d'absence en cours ... - cela n'allait pas changer grand chose ! Tout ce que j'espérais était que mon "attitude" n'arrive pas jusqu'au manoir, aux oreilles de Père.

Angel ne répondit pas de suite. Il me regarda, perplexe, posant sa fourchette sur le rebord de l'assiette en porcelaine blanche marqué d'un M... l'emblème de Merlin me semblait partout ― les portes du domaine, le hall, la vaisselle...

― J'avais pensé aller en cours, fit Angel après un moment, mais si tu as autre chose en tête, je t'écoute...

...à part t'embrasser ? Rien de particulier...

Une autre balade peut-être...? Ou alors...

― ...une petite escapade sur les toits, pour contempler la forêt de la haut...? répondis-je doucement, afin de ne pas être entendu. Mais si tu préfères retourner en cours, je comprends ! Je te verrai ce soir...

Je lui offris un sourire amical ― amical à défaut d'en faire davantage. Mais je serais fort. J'étais fort. Et complètement amoureux d'Angel. Amoureux. A en crever.

Je ne réfléchis pas longtemps, juste le temps d'avaler ma dernière bouchée et de reposer ma fourchette en travers de mon assiette.

― Au point où nous en sommes... en songeant à la colle qui nous attendait, les toits ça me va, répondis-je tout aussi discrètement que lui.

Puis me penchant vers Morgan, je ne pu m’empêcher de rajouter :

"Ta proposition concernait soit les cours pour cet après-midi et de nous voir ce soir, soit les toits et la vue panoramique sur la foret. Si on va sur les toits, on ne se reverra que demain matin pour le petit déjeuner ? C'est bien ça le deal ? m'amusai-je à le taquiner en reprenant appui contre le dossier de ma chaise.

― Au point où nous en sommes..., fit-il tout aussi discrètement, les toits ça me va.

Je baissai les yeux sur mes farfalles de papillon, un sourire fleurissant mes lèvres alors que je jouais encore avec mes pâtes ― l'idée de passer l'après-midi aussi avec Angel plaisait au colibri qui sifflait gaiement !

Je ne vis Angel se pencher que lorsqu'il s'avéra tout près de moi :

« Ta proposition concernait soit les cours pour cet après-midi et de nous voir ce soir, soit les toits et la vue panoramique sur la foret. Si on va sur les toits, on ne se reverra que demain matin pour le petit déjeuner ? C'est bien ça le deal ? »

Le souffle coupé, je serrai les mâchoires ― m'étais-je fait avoir ou m'étais-je fait avoir ?

― Pas obligés de redescendre des toits, dis-je tout bas, piquant mes petits papillons crème. Il y a aussi le coucher de soleil à contempler, puis les étoiles... m'endormir à tes côtés... et ne te revoir que demain, au lever du jour...!

Je me penchai de nouveau vers lui en souriant et ajoutai toujours sur le même ton, empli de taquinerie :

― Okay, faisons cela. Vue panoramique sur les toits, coucher de soleil, observation des étoiles, réveil à tes cotés ... Et demain tu excuseras le fait d'avoir découché comment à ton très cher Haiko ?

La meilleure solution aurait été que Morgan déménage de sa chambre actuelle pour venir partager la mienne avant que l'on ne m’octroie un nouvel arrivant comme colocataire. Mais après notre comportement, école buissonnière et nuit à la belle étoile, je doutais sérieusement que l'on nous accorde cette faveur.

― C'est pas mon mec, j'ai pas de compte à rendre ! répondis-je du tac au tac.

Angel s'était mis en devoir de me taquiner et il y arrivait avec beaucoup trop de facilité à mon goût ! Mais c'était agréable, aussi, de se faire ainsi railler sans méchanceté par mon petit ami ― my boyfriend ― que je me laissai faire...

« Haiko n'oserait jamais me poser de questions, fis-je semblant de grommeler. Je fais peur au pauvre garçon. »

Pauvre garçon et non « ce très cher Haiko » ― Haiko à qui, finalement, je n'avais pas remis le bouquet de 2B... Je m'étais ravisé avant qu'il n'entrât dans la chambre : malgré la peine et la colère mêlées, donner ces crayons ― ses crayons, mes crayons ― s'était avéré au-delà de mes forces. Faible moi devant Angel ! Je n'osai imaginer ce que Lord Witherby ferait s'il apprenait ce qu'il était advenu de moi...

― C'est pas mon mec, j'ai pas de comptes à rendre !

La remarque fusa si vite qu'elle me fit sourire. Non pas "son mec" Haiko. J'étais bien placé pour le savoir mais de l'entendre parler ainsi de son camarade de chambre me ramena à notre première rencontre, dans le jardin aux nains. Les jours qui avaient passé depuis n'avaient pas eu l'air d'arranger leurs rapports. La suite de ses paroles le confirma :

« Haiko n'oserait jamais me poser de questions. Je fais peur au pauvre garçon. » ajouta-t-il en bougonnant.

Pauvre Haiko, ne pus-je m’empêcher de penser. Morgan devait lui faire vivre un enfer ... sauf s'il prenait le parti de l'ignorer. Ce qui me semblait plus probable maintenant que je commençais à comprendre Morgan ou du moins à le cerner plus facilement.

― Je n'en doute pas un seul instant, affirmai-je avant de changer de sujet. Tu as fini de faire mumuse avec tes farfalles ? On ne t'a jamais dit qu'il était mal élevé de jouer avec la nourriture ?

Décidément, je ne pouvais pas m’empêcher de l’embêter. Comme si la matinée que nous venions de passer m'avait libéré. Je me sentais bien, en paix et sans savoir pourquoi, d'humeur très taquine ...

― A little respect for your elders ! répliquai-je tout en donnant un petit coup dans le pied de sa chaise, lèvres parées d'un sourire amusé.

Je portai toutefois ma fourchette à la bouche et mâchai consciencieusement les quelques papillons que j'avais embrochés. Je n'avais jamais beaucoup mangé et, si je le faisais, c'était davantage pour déguster une nourriture que m'alimenter... Aujourd'hui que j'avais Angel à ma table, la seule chose dont je voulais me repaitre était lui.

― Ça dépend de la nourriture, fis-je avec une oeillade avant de repiquer mes pâtes de ma fourchette. Quelle est ta date d'anniversaire, au fait ?

Histoire de vérifier que j'étais bien l'aîné...!

La réaction de Morgan ne se fit pas attendre : coup de pied dans ma chaise et je ne sais quoi murmuré en souriant. Mais mes paroles eurent l'effet escompté. Morgan cessa de jouer et mangea. J'allais lui demander de traduire sa phrase quand il enchaîna :

― Ça dépend de la nourriture, me lança-t-il avec une oeillade, avant de m'interroger plus sérieusement : Quelle est ta date d'anniversaire, au fait ?

Je m'enfonçai davantage dans ma chaise et allongeai mes jambes sous la table, effleurant celles de Morgan au passage. Je levai les yeux vers lui, tentant encore de comprendre le pourquoi de sa question, mais ne m'interrogeai pas plus et préférai encore m'amuser un peu :

― Pour m'acheter un cadeau ? Je suis très difficile à contenter. Mais comme mon dix-huitième anniversaire n'est que le 6 juin, d'ici là, tu auras le temps d'en savoir un peu plus sur moi. Et toi, c'est quand le tien ? demandai-je en piochant une farfalle dans son assiette.

Angel s'enfonça davantage dans sa chaise, allongeant ses jambes sous la table ; je les sentis effleurer les miennes, m'électrifiant au passage.

― Pour m'acheter un cadeau ? demanda-t-il.

Aussi...!

« Je suis très difficile à contenter, poursuivit-il. Mais comme mon dix-huitième anniversaire n'est que le six juin, d'ici là, tu auras le temps d'en savoir un peu plus sur moi. »

Je levai les yeux de mes papillons ― Angel, gémeaux également ? Cela expliquait peut-être notre relation explosive...

« Et toi, s'enquit-il, c'est quand le tien ? »

Je souris en le voyant piocher une pâte de mon assiette. Je l'avançai entre nous, sachant que je ne la terminerai pas seul...

― Quelques jours après toi... le quinze. Je t'offrirai un cadeau que tu adoreras ― obligé !

Angel l'avait lancé quasiment comme un défi et j'étais toujours prêt à en relever un !

Le fait que je pioche dans son assiette n'eut pas l'air de contrarier Morgan. Personnellement, je trouvais ce geste très "intime" et n'aurais pas supporté que quiconque le fasse avec la mienne - sauf lui peut-être. Surement ... oui, que lui !

Je songeai à Oly et à notre rencontre le matin du chocolat "snobé". Jamais je ne l'aurais laissée toucher à mon plateau si je n'avais vu Morgan et m'étais empressé d'aller le rejoindre ... sans résultat. M'assaillie alors la douleur que j'avais ressenti ce matin là. Je chassai ces douloureux souvenirs et reportai mon attention sur le présent alors qu'il me rendait réponse :

― Quelques jours après toi... le quinze.Je t'offrirai un cadeau que tu adoreras ― obligé !

Morgan et moi avions le même signe astral ! J'en souris. Étrange coïncidence ... ou pas. Il est vrai que depuis que j'avais franchi les portes du château, tout ce qui m'arrivait était tellement soudain et inattendu que je me demandais si tout n'était pas déjà écrit quelque part.

― Que j'adorerai ... , répétai-je songeur en posant mon menton sur mes mains jointes, coudes sur la table.

"Ça reste à voir, hâte d'y être ..." m’esclaffai-je avant de reprendre quelques pâtes.

Le temps que je relève les yeux, Angel changeait d'expression ― me sembla-t-il... Il souriait, à présent, l'air songeur :

― Que J'adorerai..., répéta-t-il.

Puis l'idée le fit rire :

― Ça reste à voir, hâte d'y être ! s'esclaffa-t-il avant de reprendre des papillons.

Je fis la mou :

― Tu n'as aucune confiance en moi ! me plains-je. Mon carnet de croquis était-il un si horrible cadeau ?

― Non, au contraire ... répondis-je en rougissant. C'était vraiment un très beau cadeau, ajoutai-je à voix basse.

Je me redressai sur la chaise et me penchai vers lui - tentant de conserver une distance raisonnable - et murmurai ému :

"Je n'ai pas eu l'occasion de te remercier avant mais sache que ce cadeau m'a vraiment ... touché"

Touché dans le sens où j'avais pris conscience que pour Morgan j'étais "important". En parcourant les pages de son carnet, j'avais ouvert les yeux sur lui, sur ce qu'il ressentait pour moi, ou du moins sur le fait que j'occupais assez son esprit pour qu'il en vienne à me dessiner. Je n'étais pas qu'un passe-temps ou autre distraction ...

Puis, je gardai à l'esprit que ce carnet représentait surement beaucoup pour lui ... Pour toutes ces raisons, j'étais "touché".

Malgré moi, mes lèvres s'ornèrent d'un sourire radieux.

― De rien ― je voulais seulement te montrer à que tu occupais toutes mes pensées...

Cette fois-ci, c'était à moi de rougir ; je parvins, toutefois, à rester calme et posé.

― Dès que tu finis tes pâtes, déclarai-je, je propose de se retrouver sur les toits ― tu t'occupes des oreillers, moi des couvertures... et laisse de la place pour le dessert !

En voyant Morgan sourire, je me fis la même réflexion que plus tôt dans le parc :

Il était vraiment très beau quand il souriait - même quand il ne le faisait pas, cela allait de soi - mais ses yeux pétillaient de mille feux et son visage s'illuminait soudainement, me coupant le souffle et accélérant les battements de mon coeur.

J'étais vraiment amoureux ...

― De rien ― je voulais seulement te montrer à que tu occupais toutes mes pensées...

... comme je n'avais jamais aimé.

"Dès que tu finis tes pâtes, je propose de se retrouver sur les toits ― tu t'occupes des oreillers, moi des couvertures... et laisse de la place pour le dessert !"

― C'est bon pour moi, signalai-je en repoussant son assiette. Au chocolat le dessert, je suppose ? ne pus-je m’empêcher de demander, tout sourire, avant de me lever de ma chaise.

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