Cuisine au beurre...

Avant de rejoindre mes parents et, très certainement Olympia, autour de la majestueuse table de notre salle à manger, j'avais une personne, chère à mon cœur, à présenter à Morgan.

Je traversai le hall principal par lequel nous avions fait notre entrée, et tirant Morgan par la main — que je ne comptais pas relâcher de sitôt —, je l’entraînai vers une porte, dérobée aux yeux des non aguerris, laquelle menait secrètement aux cuisines.

Ce n'était pas le chemin le plus pratique pour accéder à l'antre de Lénaig, mais c'était celui que j'empruntai enfant, et je voulais que Morgan connaisse, lui aussi, les moindres recoins du manoir. Je voulais qu'il s'y sente aussi à l'aise que moi ; qu'il s'y sente comme chez lui...

— Attention à la marche, le prévins-je, alors que nous longions les entrailles, peu éclairées, du manoir.

"Encore quelques mètres et nous serons arrivés à destination", le rassurai-je, le ton léger.

Car léger, je l'étais et rien ni personne, ne pourrait m'oter ma bonne humeur. Y compris Olympia que je n'appréhendais pas de retrouver autour de la même table que nous.

Je n'avais pas informé Morgan de mes intentions. Nous avions quitté ma — notre — chambre pour, normalement, rejoindre mes parents. Ce n'est qu'en descendant les escaliers et en sentant les effluves du repas que nous avait concocté Lénaig, que j'avais eu la subite envie de les présenter l'un à l'autre.

Si mes parents avaient accepté le fait que j'aime un garçon et que je le ramène avec moi pour les vacances, je ne doutais pas que ma cuisinière préférée en fasse de même ! Puis, si Morgan espérait qu'elle lui apprenne à cuisiner quelques unes de mes recettes favorites, il valait mieux que je les présente personnellement. J'avais conté à Morgan combien j'estimais Lénaig et j'espérais que lui aussi l'apprécie. Et surtout que la réciproque soit vraie. Je ne savais pas comment elle allait réagir en apprenant que mon petit-ami voulait investir son antre.

Mais je n'étais pas assez sot, pour lui en parler le premier jour !

Angel paraissait s'être mis en tête de jouer les mystérieux et, le pas léger, il me guidait à travers les couloirs sombres et dérobés du manoir, que seuls les initiés pouvaient connaître... J'étais sincèrement touché : cela ne faisait guère plus d'une heure que nous étions arrivés et, déjà, Angel me faisait visiter ― à vitesse éclair, certes, puisque nous étions attendus ― ses recoins un peu plus secrets !

― Encore quelques mètres, m'indiqua-t-il d'une voix basse qui résonna contre les murs, et nous serons arrivés à destination...

Mon estomac se serra : me retrouver devant ses parents étaient intimidant ― quand bien même semblaient-ils accepter que leur fils aime un autre garçon, sa présence (ma présence !) en ces lieux, je n'échapperais pas aux questions qu'ils auraient à mon sujet : je ne doutais pas qu'ils voudraient ce qu'il y avait de mieux pour Angel, y compris en ce qui concerne son petit ami...

Je m'arrêtai brusquement, retenant Angel dans son avancée.

― Attends, demandai-je, éprouvant tout à coup le besoin de reprendre mon souffle ― de respirer profondément et d'exhaler lentement l'air de mes poumons ; me calmer avant de faire face...

...de me rendre présentable.

« Pardon, m'excusai-je de cet impromptu arrêt, sachant que nous étions attendus ; sachant que notre retard jouerait contre nous. Rien qu'une seconde... »

Une seconde...

...et non nos cinq minutes...

Inspiration...

...expiration.

« Ça va..., repris-je. Allons-y. »

— Une seconde, une minute, une heure…, déclarai-je en ramenant Morgan tout contre moi.

Je n'oubliais pas que Morgan, contrairement à moi, naviguait en terre inconnue... et je ne devais pas me laisser gagner par mon excitation d'avoir été accepté tel que j'étais vraiment.

"Nous pouvons revenir plus tard, si tu préfères... Ce n'est que Lénaig, à qui je désirais te présenter"

Repousser la rencontre était préférable, surtout si Morgan n'était pas au mieux de sa forme.

Chaque chose en son temps...

...nous n'étions qu'aux premières minutes du premier jour...

Lénaïg ?

Je souris, touché qu'Angel désire me faire rencontrer une personne qu'il estimait comme si elle faisait partie de la famille malgré son 'que'.

― Non, dis-je, me laissant pourtant aller contre lui. Je veux la rencontrer...

...et plus encore parce que cela était si important pour Angel qu'il retarde encore un peu l'heure du repas...

...en espérant que ses parents ne nous en voudraient pas...

« Je suis prêt, » dis-je en me redressant ― m'arrachant à lui.

― N'aie pas peur, Lenaig ne ressemble absolument pas à la femme de Jole ! Ni par son physique et encore moins par son caractère. Du moins, tant que tu termines ton assiette...

Je réalisai soudain ce que je venais de dire... et me repris tout aussi vite :

"Je parlais pour moi, Chaton. Pas pour toi..."

J'espérais sincèrement que Lenaig ne prenne pas ombrage de son peu d'appétit.

Boum boum ― je devrais finir mon assiette...?

Alors que c'était à peine si j'avais retrouvé mon appétit ?

Lénaïg me détesterait...

― Je parlais pour moi, Chaton... Pas pour toi...

Ma crainte devait être lisible sur mes traits...

Pourrais-je me forcer ? Je tenais à me faire aimer de tous ceux qu'Angel estimait et cela comprenait la cuisinière ― fût-elle le dragon qu'était Millie, je m'étais résolu à la charmer... Je n'aurais dû être surpris que pour se faire, je doive la complimenter sur sa cuisine ― autrement dit, terminer mon assiette...

Peut-être serait-elle indulgente en voyant mon état ― certes, je m'étais relativement remis de ma rencontre avec la gargouille de pierre mais les efforts que j'avais fourni en milieu de matinée avec épuisé mes forces retrouvées... pour preuve, j'avais passé la plus grande partie du trajet endormi...

― Je te fais confiance, dis-je, attendant qu'il ouvrît la porte.

Moment de vérité...

J'ouvris, le plus discrètement possible, la porte qui menait aux cuisines, désirant ainsi, surprendre Lenaig par ma présence dans sa tannière. Lorsque j'encourageais Morgan à me suivre, un doigt posé sur mes lèvres, elle nous tournait le dos. Je relâchai alors la main de Morgan et avançai à pas légers vers le plan de travail, sur lequel Lenaig officiait. Je ne prêtai pas attention aux effluves qui embaumaient l'espace, ni aux assiettes dressées sur la table, trop pressé de saluer la maîtresse des lieux.

J'avançai jusque derrière son dos et posai mes mains sur ses yeux. Sa réaction ne se fit pas attendre et son rire résonna à travers la cuisine.

― Moi qui avais espéré que tu me reviendrais plus sage, me taquina, Lenaig en posant ses mains ridées sur mes avant bras.

― Je ne suis pas parti assez longtemps pour cela, répondis-je, sur le même ton.

Je baissai les mains et la laissai se retourner avant de déposer deux grosses bises sur ses joues creusées. Lenaig avait beau être de petite taille, mon corps ne l'empêcha pas de découvrir que je ne n'étais pas venu seul.

"Où sont donc passées tes bonnes manières ? Dois-je me présenter seule à ton ami ?" m'apostropha-t-elle en se dirigeant, le sourire avenant, vers Morgan.

Je contournai rapidement la table et revint vers lui avant que Lenaig ne l'atteigne. Pouvais-je tenir la main de mon petit ami sans craindre qu'elle ne soit choquée par ce geste ? J'hésitai un court instant, décidant d'écouter mon coeur à défaut de ma raison et entrelaçai à nouveau nos doigts.

Mieux valait jouer cartes sur table dès le départ... S'il était une personne que je ne pouvais tromper, mis à part Mère, c'était bien elle.

― Lenaig, permets-moi de te présenter Morgan... Morgan, voici Lenaig, notre cuisinière mais aussi celle que je considère comme ma grand mère depuis mon plus jeune âge.

Je ne sais à quoi je m'attendais ; mais ce petit bout de femme toute ridée avec laquelle Angel plaisantait n'était certainement pas ce que j'avais imaginé... mon boyfriend en avait fait un portrait féroce dès que ses plates-bandes étaient empiétées, tant est si bien que, dans mon esprit, je l'avais malgré moi assimilé à Millie...

Je lui rendis son sourire, m'approchant moi aussi. Aussitôt, Angel s'arrangea pour être à mes côtés, enlaçant nos doigts — boum boum. Je le laissai faire, espérant que ce geste ne provoquerait pas une réaction de sa part...

― Lenaig, permets-moi de te présenter Morgan, commença-t-il. Morgan, voici Lenaig, notre cuisinière mais aussi celle que je considère comme ma grand mère depuis mon plus jeune âge.

J'inclinai la tête :

― Madame...

Je ne me serais permis de l'apostropher par son prénom ; or, Angel n'avait pas précisé son nom de famille. La salutation était donc plutôt formelle, nuancé par le petit sourire empreint de chaleur qui ornait mes lèvres...

La réaction de Lenaig ne se fit pas attendre :

― La seule "Madame" dans ce manoir est la Mère de ce garnement, rétorqua-t-elle, toujours aussi souriante, en levant les yeux vers moi. Appelez-moi donc Lenaig, comme tout le monde ici bas. Pas de chichi entre nous, voulez-vous, jeune homme ? poursuivit-elle en retournant à son plan de travail, les mains sur les hanches, la tête dodelinant comme si la chose était entendue et ne prêtait pas, à être objectée.

Examen passé avec brio, me fis-je la réflexion en serrant davantage les doigts de Morgan.

"Et ne restez pas plantés comme des piquets au milieu de ma cuisine. Vous avez certainement mieux à faire. Comme passer à table, par exemple !", nous chassa-t-elle sans plus de cérémonie.

Morgan ne pouvait pas le savoir mais sous ses airs bourrus, notre cuisinière venait de lui ouvrir la porte de sa cuisine. De toute la maisonnée, et surtout des jumeaux Death, Lenaig ne m'avait jamais caché sa préférence. Il faut dire qu'Olympia, ne mettant plus les pieds dans cette pièce depuis des années, ou alors par extrême nécessité, les liens qui avaient pu unir Lenaig et ma soeur durant notre enfance, s'étaient peu à peu taris.

― Oui, Madame, la taquinai-je, une nouvelle fois avant de me détourner vers la porte principale de la cuisine, entraînant Morgan à ma suite.

Je savais que notre visite avait mit du baume au coeur à Lenaig. Et qu'elle saurait apprécier à sa juste valeur que nous soyons passés la voir, quite à nous présenter à table, avec un léger retard.

Premier faux pas ― 'Madame' était un titre apparemment réservé à la mère d'Angel... mais Lénaïg n'en prit heureusement pas ombrage ! Quelque part, elle me rappelait Jole avec son côté bourru, 'sans chichi' pour reprendre ses mots... une Jole autoritaire qui nous somma rapidement de ne pas rester plantés comme des piquets (était-ce une vraie expression française...?) et de passer à table !

Angel prit le tout avec légèreté : il était gai et heureux, resserrant sa prise autour de mes doigts et taquinant sa cuisinière avant d'obéir ― à l'évidence, ma rencontre avec celle qu'il considérait comme sa grand-mère s'était bien passé...

Je souris ― si elle m'appréciait, sans doute pourrais-je revenir mettre à profit le temps où Angel me laisserait seul... et peut-être, en plus d'une recette ou deux, pourrais-je en apprendre davantage sur mon boyfriend lorsqu'il était jeune !

― A-t-elle compris ? demandai-je à Angel une fois sortis des cuisines...

...elle n'avait fait aucun commentaire qui puissent sous-entendre qu'elle avait saisi et/ou accepté notre relation.

― Lenaig n'est pas née de la dernière pluie..., répondis-je, en me tournant vers Morgan. Deux garçons qui se tiennent la main, ce n'est pas anodin...

Peut-être ne faisais-je que me bercer d'illusions mais, il me semblait que le charme naturel de Morgan avait une fois de plus opéré...

"Elle t'aime bien", ajoutai-je, avant de déposer un chaste baiser sur ses lèvres.

Je ne le laissai pas réagir et l'entrainai à ma suite vers la salle à manger. Comme l'avait si bien dit Lenaig, nous devions passer à table...

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