L'échiquier

― Par ici, me fit la secrétaire, ouvrant la porte qui donnait dans le bureau de Merlin.

Elle m'avait demandé mon nom ― « Le Fay, Morgan, c'est cela ? » ― avant même que je ne me présente avec ma convocation... car j'avais été convoqué : en retournant dans ma chambre, la veille, j'avais de suite remarqué une enveloppe scellée posée sur mon bureau. Apparemment, l'Ensorceleur avait à me parler... j'en avais immédiatement informé Lord Witherby.

« Faites attention, m'avait-il mis en garde. Et lorsque vous aurez terminé, venez immédiatement me relater votre échange. »

Echange pendant lequel je devrais ne rien laisser paraître de nos plans avec le notaire. Le jeu allait commencer. Je sentais déjà l'adrénaline monter en moi ; une adrénaline qui aiguisait mes sens. Lèvres parées d'un sourire, j'entrai donc dans le bureau de Merlin...

― Ah, M. Le Fay, je vous attendais.

Je me redressai dans mon fauteuil en observant le jeune homme qui s'avançait jusqu'à mon bureau.
― Prenez place, invitai-je.

Un fauteuil en bois d'ébène et en velours d'un vert émeraude apparut devant mon bureau, non loin de mon jeune élève. Ce dernier était mince et élancé, aux traits fins et épurés avec une peau diaphane, ce qui contrastait avec sa chevelure de jais. Ses yeux, clairs également, luisaient de malice. En fait, mon vis-à-vis semblait assez à l'aise et il s'assit, sûr de lui.

― Comment allez-vous, M. Le Fay ? Votre arrivée s'est-elle bien déroulée ?

Je m'avançai vers le fauteuil de velours vert et m'y carrai confortablement.

― Parfaitement, répondis-je, ne me départant pas de mon sourire.

J'évitai de repenser à Angel ― de sa réaction à mes premiers baisers, des jours qui avaient suivis ― pour me concentrer : ne pas décevoir le notaire était une priorité, de suite après celle de jouer mon rôle sans faille devant Merlin.

« Autant pour mon état que pour ma rentrée, précisai-je. Mais j'imagine que c'est pour tout autre chose que vous m'avez convoqué... »

― Cela va sans dire, concédai-je avec une œillade malicieuse.

Le Fay était quelqu'un de troublant. Il était très à l'aise, et pourtant, je le sentais concentré, observateur, aux aguets. Et puis, il me faisait étrangement penser à un vieil ennemi...

Mordred.

Je chassai cette pensée de ma tête, revenant sur le sujet que je voulais évoquer avec mon élève :

― Qu'avez-vous en tête ? interrogeai-je.

Je ne répondis pas de suite, quelque peu perplexe ―

― Ce qu'ai-je en tête ? répétai-je, amusé par sa question. Essentiellement mes cours et les devoirs, que je dois compléter !

Je n'avais pas tout à fait imaginé ma première rencontre avec Merlin ainsi mais je devais avouer que ce début me distrayait assez pour me plaire !

Je ne pus m'empêcher de sourire sous ma barbe. Ce n'était pas de l'insolence, mais je savais que Le Fay n'était pas dupe ― loin de là. Une fois encore, la ressemblance avec Mordred me vint à l'esprit et résonna en moi comme un avertissement.

― C'est bien, objectai-je, mais, je voulais parler de ce que vous faites en dehors des cours et en dehors du temps passé avec vos camarades de classe...

― Les heures que je passe à croquer les paysages...? demandai-je, le ton léger. J'ignorais que cela allait contre le règlement !

Ce dont je doutais fortement ― mais Merlin semblait désirer corser le jeu ! Se doutait-il des fins de ces dessins...?

Évidemment. Sa réponse ne m'étonnait guère... Je savais bien que mon jeune élève ne me révélerait pas son intention. Néanmoins, je sentais qu'il y avait quelque chose. Je décidai alors de le mettre en garde sur un ton ferme :

- Je ne sais pas ce que vous tramez, Monsieur Le Fay, mais cela ne pourra que vous attirez des ennuis - à vous et peut-être à vos camarades. Je me dois de vous prévenir : il y a des branches de la magie qui sont dangereuses, et les accidents n'arrivent pas seulement aux autres.

Le ton ferme de Merlin me déplut hautement : contrairement à beaucoup, je n'avais pas le Mage en haute estime ― Lord Witherby ne l'avait jamais eu...

Je lui offris, toutefois, un sourire étincelant ; un sourire moqueur :

― Est-ce une menace ? Une manière de me dire que les accidents sont si vite arrivés !

Provocateur, je lui lançai une oeillade.

"Que voudriez-vous que je trame, de toute façon ?"

J'ignorais moi-même ce que désirait le notaire...

Quant à la gargouille... la gargouille faisait partie de l'exploration des lieux ― Merlin ne pouvait garder quoique ce soit de dangereux à portée de tous, aussi je ne me faisais guère de souci !

― Est-ce une menace ? Une manière de me dire que les accidents sont si vite arrivés !

A ces mots, je ne pus m'empêcher de rire, mais je n'eus pas le temps de dire quoi que ça que Le Fay enchaînait :
― Que voudriez-vous que je trame, de toute façon ?

J'aurais pu croire à son innocence s'il ne me rappelait pas sans cesse Mordred...

― Une menace ? répétai-je. Non... Une mise en garde. Il y a des choses dans ce château qui sont d'une force qui vous dépasse. Des forces qui se réveillent lorsqu'on les taquine de trop...

Je marquai un temps de pause et m'adossai à mon fauteuil.
― Quant à ce que vous tramez, je l'ignore et je suis sûr que c'est le cas pour vous également. Vous n'imaginez même pas ce à quoi vous risquez de vous frottez... Simple mise en garde, de nouveau.

― A croire que ce Château est un lieu dangereux, répondis-je, toujours aussi amusé. Et vous en auriez fait une école...?

Je ne m'attardais pas à répondre au reste de ses remarques ― celle concernant ce que je tramais : ne jamais se justifier ; toujours passer à l'offensive !

― Au fond, conclus-je, je ne saisis pas très bien la raison de ma convocation dans votre bureau...

― Je crois qu'au contraire, M. Le Fay, vous ne la saisissez que trop bien...

Redressant mes lunettes sur mon nez, j'ajoutai :

― Je vous mets seulement en garde et vous demande d'être raisonnable, c'est tout. Si vous n'avez rien à ajouter, vous pouvez disposer.

...disposer ! Merlin ne devait pas apprécier mes réponses !

Je me levai, mes lèvres éternellement parées de leur sourire.

― Souffrez donc que je me retire, fis-je, ne choisissant pas au hasard ma formule de départ. Monsieur...

Léger hochement de tête ; puis je me retournai et quittai la pièce...

Un point partout.